INTRODUCTION
Quelques remarques cliniques préalables nous permettrons de rejoindre une indispensable réflexion philosophique.
1) DEFINITION DES ETATS-LIMITES OU SYNDROME BORDERLINE.
L'état-limite (état-limite
des psychoses ou syndrome borderline) est un état clinique frontière
entre la névrose et la psychose. L'état-limite est désormais
considéré comme une entité clinique autonome. Bien
que ce trouble ait une réalité incontestable on a vainement
tenté d'en donner une définition consensuelle satisfaisante.
Ces états constitueraient 30% des consultations psychiatriques.
Le groupement séméiologique n'est ni névrotique ni
psychotique: il passe d'un mécanisme à l'autre. Des épisodes
psychotiques temporaires peuvent surgir au cours de l'évolution.
Les états-limites ont été apparentés tour à tour aux préschizophrénies,
aux schizophrénies incipiens, aux déséquilibres et
aux névroses atypiques, aux cas classiquement dénommés
schizomanies, aux maladies du caractère ou même aux comportements
pervers.
Le DSM-3 nous dit ceci:
301.83 Personnalité
limite (borderline) Mode général d'instabilité de
l'humeur, des relations interpersonnelles et de l'image de soi-même,
apparaissant au début de l'âge adulte. Le DSM requiert au moins
cinq des manifestations suivantes: (1)instabilité et excès
(2)impulsivité (3)instabilité affective (4)colères
intenses et inadéquates (5)menaces suicidaires (6)trouble de l'identité
(7)sentiment permanent de vide ou d'ennui (8)efforts effrénés
pour éviter les abandons réels ou imaginés
2)CLINIQUE PSYCHIATRIQUE D'UN CAS DE SYNDROME BORDERLINE
Mr L. ne connaît pas son
identité sexuelle. Il est envahi par une peur intense d'être
un homosexuel qui s'ignore. Ses expériences homosexuelles se sont
faites dans une atmosphère de provocation impulsive et quasi expérimentale.
Il est constamment déprimé, il pense sans cesse à
se supprimer. Il donne une justification rationnelle à son désir
d'en finir. Il a fait deux tentatives sérieuses de suicide. Il met
sans cesse en doute tous les efforts de soins. A la faveur de la thérapie,
il a pu vivre avec une femme pendant 6 ans. Quand enfin il exprime son
désir d'enfants elle le quitte.
Il a généralement
une vie sexuelle très pauvre.
Il doute de ses capacités
intellectuelles: ses nombreux diplômes n'auraient été
acquis que par accident. Il se croit réellement débile mental.
D'un point de vue psychanalytique
ses relations transférentielles sont celles-ci: une position infantile
orale primaire, c'est-à-dire très ambivalente. Il attend
que vienne de moi un équivalent de la becquée. Il élabore une relation très
agressive comme cela est habituel dans ce type de régression. Il
manifeste une exaspération constante. Il a un besoin constant de
réassurance par le biais d'oracles de ma part et de requérir d'autre part des tests de niveau
intellectuel, des mesures de l'intensité de la polarité homosexuelle et des prédictions de
voyantes. Il attend anxieusement que je prenne position, que je lui dise
s'il est un homosexuel, s'il est réellement amoureux, que je lui
prédise son avenir, que je lui dise la nature de ses émotions,
de ses sentiments et de ses envies.
Cette position demanderait un
développement plus important à propos des rapports entre les pulsions orales
et l'intérêt pour la magie et les devins.
Il a très peur des mécanismes
de la pensée en général et des siens en particulier.
Il a peur de ses propres pensées et surtout de ses rêves qu'au
début longtemps il ne délivrait qu'à contrecoeur.
3)PULSIONS DE VIE ET PSYCHANALYSE.
Première constatation:
les rapports au réel sont très généralement
éclairés par la connaissance du développement sexuel
infantile. Les pulsions sexuelles sont au coeur même des pulsions
de vie, elles sont la vie même. Le mode d'évolution des pulsions
sexuelles a des répercussions, chacun le sait, à l'âge
adulte. A partir de ces prémisses se dessine une dimension clinique
spécifique au cours des analyses d'adulte.
Les pulsions de vie sont donc
des pulsions sexuelles, des pulsions d'auto-conservation ou libido narcissique.
Les pulsions de vie dans leur
acception d'auto-conservation sont bien entendu celles qui concernent le
plus directement le psychanalyste puisque la simple démarche d'une
demande de cure implique une capacité d'affiliation et implique
l'existence de puissantes pulsions d'auto-conservation.
Le sens profond de la pulsion
de vie est obscur pour Freud lui-même. L'idée qu'une pulsion
a pour mission biologique le retour à un état antérieur,
cette idée liée à la pulsion de vie est quelque chose
de difficile à concevoir. La référence au Banquet
de Platon souligne la problématique. Bref la pulsion de vie est
créatrice de liaisons tandis que la pulsion de mort est un principe
de paradis.
L'opposition entre pulsion de vie
pulsions de mort apparaît tardivement dans l'oeuvre de Freud entre
1924 à 1938. On en connaît une forme clinique éloquente:
la psychose mélancolique. Eros, dans le même esprit s'oppose à Thanatos
4)EXISTENCE ET PHENOMENOLOGIE
Le sentiment d'exister prend,
chez notre patient, un sens très complexe. (3b1). La clinique n'épuise
pas la question de l'existence. Chaque patient, j'en suis convaincu, chaque
être, possède un projet existentiel qui se projette dans une
perspective future. Chaque être se construit un arrangement prospectif
que je nomme une téléologie. La vie n'est pas seulement dans
le réseau des interprétations à propos de l'archéologie
du sujet. Tout patient, comme tout homme, possède quelque chose
que je nommerais, faute de mieux, un projet d'existence. C'est une formulation
philosophique familière aux phénoménologues.
Reprenons le cas clinique de
notre patient. Essayons de nous en représenter une évolution
satisfaisante. Il doit d'abord ne plus éprouver de vives angoisses
à propos de son identité sexuelle, ne plus sombrer dans le
désespoir de la nullité, ne plus instaurer un mode de relation
orale primaire et ne plus être envahi par des pulsions suicides archaïques.
L'appel à la mort comme à une délivrance rationnelle
ne sera plus son langage ordinaire. Il pourrait essayer de nouer une relation
ordinaire avec une femme sans être envahi de fantasmes homosexuels
et dans le même instant être poussé au suicide. Il pourrait
encore faire la paix avec ses pulsions homosexuelles.
Ma thèse transparaît
en filigrane au travers de ce petit texte, de cette modeste description
clinique: des liens se dessinent entre TELOS et ARKHE
Une téléologie
implicite se profile en réalité dans toute thérapie.
Qu'est-ce que le devenir mûr, le devenir adulte, le devenir homme?
Comment poser le problème chez ces patients difficiles du "devenir
conscient"? Voici justement le contenu du concept de téléologie.
Outre l'analyse du transfert
une thérapie analytique doit prendre en compte le projet de vie
ou "télos" au moyen d'une méthode que je nomme volontiers
téléoanalyse.
Ricoeur, s'inspirant de la Phénoménologie
de Hegel, trouve dans un modèle téléologique de la
conscience un contenu acceptable à l'idée vide de projet
existentiel.
Ricoeur ajoute: "Il y a dans
la psychanalyse une archéologie thématisée de l'inconscient.
Mais il y a une téléologie non thématisée du
devenir conscient".
Est-il suffisant de dire que
l'homme est un être de pulsions? Assurément non! La psychanalyse
n'épuise nullement l'idée de la téléologie
du sujet.
Alors que le psychologue demande:
comment l'homme sort-il de l'enfant? Le philosophe dit: "Eh bien il en
sort en devenant capable d'un discours signifiant qui a été
illustré par un grand nombre de grandeurs culturelles lesquelles
tirent elles-mêmes leur sens de leur arrangement prospectif."
Mais attention la téléologie
n'est pas la finalité.
Ce n'est pas le mouvement pulsionnel
qui crée par exemple le sens de notre exister et de notre mort.
Du moins la thématique psychanalytique n'a pas l'épaisseur
suffisante pour nous le faire comprendre sauf à se risquer dans
un discours très appauvri, réducteur et dogmatique.
On trouve l'exister et le mourir,
là, exposés sous nos yeux, espaces de la vie et du destin
déjà constitués, comme un train qu'on prendrait en
marche. Il existe une sorte d'arrangement du monde à quoi l'homme
s'adapte et qu'il rejoint comme il peut.
Ainsi encore Ricoeur nous dit
avec un rare bonheur d'expression le double dessaisissement de nous-mêmes.
"Comment penser ensemble la
notion de fixation-régression pulsionnelle et une réflexion
sur l'humilité de la conscience au regard du projet existentiel
ou téléologique. Quand j'adviens à l'existence, le
monde m'offre des espaces, des sphères de culture qui s'enchaînent
les unes les autres. Un mouvement pulsionnel en chacun d'entre nous que
je nommerais notre archéologie ou l'archéologie du sujet
nous y introduit. La réflexion concrète c'est cela: ce double
dessaisissement de nous-mêmes, dans ce double décentrement
du sens qui réside dans une relation entre inconscient et esprit,
entre primordial et terminal, entre le destin et l'histoire".
Le classique "Là où
est le ça doit advenir le moi", si précieux dans la pratique
psychanalytique, est seulement un moment de l'histoire de la personne.
Un autre enjeu apparaît. Qu'est-ce qui est en question? Ce n'est pas seulement
l'accès du sujet pulsionnel à la conscience mais de la conscience
à la conscience de soi. L'enjeu est donc autre
chose que le moi mais encore quelque chose que je nomme le soi
ou l'esprit.
Bibliographie